Le déploiement
Assieds-toi. Ouvre la bouche en grand. Tire la langue. Fais "AAAAA". Oui, comme ça, c'est pas mal, mais peux-tu tirer la langue en même temps ? Zut ! Je ne vois plus rien, juste un dos de dromadaire ! Essaie encore, tu veux bien ? Hmmm... je suis sûre que tu peux mieux faire. Attends, on va essayer autre chose. Tu ouvres grand la bouche en tirant la langue, et tu rugis comme un lion. Comme ça, regarde : "Grooaarr !" Un lion qui a très très faim. Ah mais dis-moi, c'est un lionceau, ça ! On est en Afrique, avec tous ces animaux... ça fait voyager, tu ne crois pas ? Bon. Je n'ai toujours pas pu voir ce qui te fait mal tout au fond. On va être obligé de prendre le petit bâtonnet... A moins que... Tu sais rire ? Je ne te parle pas d'un petit sourire malheureux comme celui que tu me fais là. Je sais que tu aimerais être ailleurs en ce moment. Jouer à la console. Faire un foot avec tes potes. Manger une glace devant un dessin animé. Dormir dans ton lit.
Mais tu es là, et moi aussi. Je suis la méchante qui veut voir ce que tu caches derrière ta langue. La pas très gentille qui approche de toi ce bout de bois au goût infâme. La dernière fois, tu avais même failli vomir, tu te rappelles ? Tes yeux s'étaient remplis de larmes sans que tu comprennes pourquoi. Elle te fait déjà tellement souffrir, ta gorge, quand tu manges... Tu as du mal à avaler les médicaments que te donne ta maman pour endormir un peu la douleur. Tu es sûr que tu ne sais pas rire ? Juste un peu ? Pour éviter le bâton ?
L'enfant devant moi hésite, il me regarde sans comprendre. Parfois, c'est un adulte. Peu importe. L'essentiel, c'est d'amorcer ce foutu rire. Trouver l'inspiration du moment, dégeler le contexte dans une explosion d'irrationnel. La bouche entre alors en lente éruption; la langue fait la révérence en embrassant le plancher, les piliers des amygdales s'écartent comme les rideaux au théâtre et le pharynx s'avance, seul en scène, magnifique acteur à la rouge parure, prêt à déclamer sans nausée son texte viral. Je scrute. Je suis prête. D'un geste vif, quasi subliminal, je bondis vers cette gorge maintenant déployée, armée de mon coton tige géant. Je caresse d'un geste assuré la surface des amygdales ainsi dévoilée. Le tour est joué. Le rire peut doucement s'étrangler d'avoir été pris en traître de cette façon. Mais j'ai mon prélèvement. Le Graal enfin trouvé. Je vais pouvoir te dire si les antibiotiques sont nécessaires, ou si tu vas guérir tout seul comme un grand.
Le tout, là-dedans, c'est de trouver l'amorce. Faire de l'humour à deux balles pour voir éclore un rire quand on aurait plutôt envie de pleurer. Du one-woman-show tout craché, oui... Avec un masque. Les projecteurs, pourquoi pas. Les projections, non !