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Med'Celine
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11 novembre 2019

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Il y a eu ce jour, il n'y a pas longtemps. Un de ces jours où on se lève sans savoir qu'on va vivre une première fois. Une journée somme tout bien ordinaire au premier abord. Un bol de thé avalé en vitesse avec trois tranches de pain beurré. Un trait de confiture de mûres maison. Le brossage de dents vite expédié, le saut en voiture, direction travail.

Et le coup de téléphone. La gendarmerie. Poliment, on m'explique que Madame B. a été retrouvée inanimée dans son lit par son mari ce matin. Et que comme je remplace son médecin traitant, ce serait bien que je vienne. Sauf que ça fait déjà trois bonnes heures qu'elle l'est, inanimée. Et que je suis appelée pour constater son départ vers ailleurs.

Je me mets à frissonner dans le bureau surchauffé. Je dois m'organiser sans paniquer. La consultation du matin est heureusement peu remplie, je n'ai que trois rendez-vous à déplacer. Je me prépare. Je suis dans un état second. Je suis désemparée. Je cherche fébrilement dans le tiroir le certificat qu'on va me demander. Mes mains tremblent un peu. Beaucoup, en fait. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Tout se mélange. Je n'ai encore jamais fait cela. La vie m'a épargné jusqu'à présent cette partie douloureuse du métier.

Je branche le GPS. Je suis en pilotage automatique. Comment vais-je me comporter ? Quels mots vont réussir à sortir de ma gorge serrée ? J'arrive. Les deux jeunes gendarmes, souriants malgré les circonstances, m'attendent et me conduisent au veuf, éploré bien sûr. Je l'écoute me raconter. C'est dur.

Je monte à l'étage, accompagnée des gendarmes. Une porte s'ouvre. Se referme sur nous. Et je vois. Je m'effondre. Rapidement je me ressaisis. Je dois être professionnelle. Je fais ce qu'il y a à faire. Pour cette satanée première fois. Mes mains gantées doivent affronter et déchirer cette distance invisible et incommensurable de 10 cm entre moi et le corps. La gendarme est compréhensive. Elle aussi a eu du mal, la première fois.

Nous redescendons. Je prends la main du monsieur entre les miennes, je le regarde avec intensité. Ne pas pleurer. Ce chagrin n'est pas le mien. Je trouve les mots qui apaisent. Ses mains serrent convulsivement les miennes. Je m'assois. Je gribouille ce qui doit l'être sur le papier carbone. Je me trompe. Je recommence. Je demande un verre d'eau à l'ami de la famille qui est là. Ma bouche est si sèche...

Tout doucement, je repars sur la pointe des pieds. L'air est doux, dehors. Je respire à fond. Je m'aperçois alors que j'avais retenu mon souffle pendant tout ce temps. Je ferme les yeux. La journée ne fait que commencer. Je dois me concentrer. Elle sera longue. Je monte dans ma voiture. Le cabinet m'attend. J'ai des vivants à rassurer, réconforter, écouter, soigner. Je sais que je vais voir un bébé tout à l'heure. Je souris à travers mon angoisse, je la laisse s'envoler plus haut. Et ça va mieux.

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Commentaires
M
Vos commentaires me touchent beaucoup... L'humanité est au coeur du métier de médecin, mais certaines choses ne s'apprennent pas. On doit grandir à chaque confrontation difficile, on apprend sur soi en permanence. C'est ce qui rend les choses passionnantes également. La routine n'existe pas, et cette richesse, même si elle est accompagnée de questionnements à foison, en fait l'attrait principal. Le sel de la vie. Indispensable mais un peu piquant parfois sur les blessures intimes qui nous sont propres. Merci, compagnons d'ici !
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C
Moi je n'ai pas réfréné l'émotionnel, et ton billet m'a émue aux larmes. <br /> <br /> Ça m'a remué les tripes, et tout au fond, c'est allé chercher des choses encore douloureuses...<br /> <br /> Merci à toi, et merci à Alain pour ces deux beaux textes qui se complètent.<br /> <br /> Bises<br /> <br /> <br /> <br /> •.¸¸.•*`*•.¸¸☆
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A
En te lisant, je pense : voilà une médecin pleine d'humanité. Beaucoup de justesse dans ce que tu exprimes, qui ne peut être que l'expression des justes attitudes que tu manifestes dans la situation, même si c'était la première fois.<br /> <br /> Je m'arrête à un, passage : « Ne pas pleurer. Ce chagrin n'est pas le mien ». Je comprends bien ce que tu veux exprimer, et cependant, quelque part il est le tien, il est le nôtre. Faut-il toujours retenir ses larmes ? Comme si se laisser ressentir était une faute quasiment professionnelle. Tu ne pouvais plus rien médicalement pour cette personne. Si le mari avait vu des larmes dans tes yeux, peut-être qu'il aurait encore mieux et plus perçu ton humanité, qui était là présente et bien évidemment palpable dans tes gestes et ton comportement.<br /> <br /> Il n'y a pas l'ombre d'un reproche dans ce que j'exprime, mais bien plutôt une forme d'interrogation. Moi aussi, lorsque je recevais certaines confidences de personnes que j'accompagnais, il me venait l'envie de pleurer. Moi aussi j'étais dans l'attitude : surtout ne pas pleurer.<br /> <br /> Maintenant que je suis vieux… parfois je me demande s'il faut réfréner autant l'émotionnel.<br /> <br /> Je me demande… je n'ai pas vraiment de réponse.<br /> <br /> Merci beaucoup pour ce partage qui m'a beaucoup touché.
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Med'Celine
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