La bête
L'année dernière, j'ai cédé aux lamentations de ma fille, lasse de se morfondre entre les cordes de sa guitare et désireuse d'apprendre à jouer du piano. Fi donc, lui disais-je, tu aurais plus de succès en société avec ta gratte qu'avec cet instrument galvaudé que toute fille de bonne famille se doit d'avoir à son répertoire ! Un peu comme l'équitation, dans la version sportive. A une époque, on eût même rajouté la broderie et la pâtisserie, activités depuis longtemps tombées en désuétude. Chez moi en tout cas, où les chaussettes n'ont qu'une seule misérable vie. A elles d'en profiter au maximum, car le paradis reprisé ne sera pas pour elles.
Il faut dire qu'en tant que violoniste, j'avais un vague dédain pour cet instrument aux notes trop justes pour être honnêtes. Au moins quand il est accordé, s'entend. Alors que le violon... c'est l'aventure ! On ne sait jamais de quelle note on va accoucher, la mélodie se débrouille comme elle peut pour aller égorger les tympans des malheureux auditeurs qui passent par là. Un quart de millimètre trop loin, et Xénakis lui-même se retourne dans sa tombe. C'est sans doute pour cela que je n'ai pas fait carrière dans la musique. J'avais la fibre trop bricoleuse, sans le génie. En m'écoutant jouer, on pouvait hésiter entre le crissement d'une craie sur un tableau noir et le hurlement d'une goule affamée...
J'ai donc acquis un piano numérique. Je l'ai calé sous une fenêtre, et j'ai assis ma fille devant. J'ai constaté au fil des jours, puis des semaines, que son engouement n'était pas feint. Je l'ai vue progresser peu à peu, quand elle daignait débrancher le casque. Parce qu'elle est plutôt du genre à se cacher, ma mignonne. Elle n'ose pas éblouir son meilleur public, ses parents. J'avoue m'être cachée parfois, rien que pour le plaisir de l'écouter chanter en s'accompagnant. Et que dire des instants magiques où elle et sa meilleure amie, guitariste de talent, entament quelques morceaux sans jamais les terminer, mais avec une touche de jazz ou de blues dont les accords me font frétiller l'oreille !
Et puis un jour, je me suis assise devant la bête. J'ai caressé les lourdes touches noires et blanches, pour l'apprivoiser. J'ai regardé mes deux mains, me demandant par quel miracle les pianistes réussissaient à les faire bouger à des rythmes radicalement différents. J'ai enfoncé deux touches en même temps, avec mes index; puis mes autres doigts. Do ré mi fa sol la si do avec la main droite, et do si la sol fa mi ré do avec la main gauche. J'ai ainsi monté et descendu la gamme plusieurs fois. J'en suis restée là. Un Everest à la fois.
J'ai pris l'habitude de passer cinq minutes, puis dix, puis quinze, assise sur le tabouret de velours noir. Mes mains se sont peu à peu déliées, j'ai réussi à faire quelques accords agréables à entendre. Et j'ai eu la surprise de réussir à faire jouer mes mains à des vitesses différentes, créant des mélodies reposantes sans cesse modifiées d'un jour à l'autre. Je puise un bonheur extrême dans cette méditation sonore, qui se termine toujours par un profond soupir de bien-être. Jamais le violon ne m'avait procuré de telles sensations ! Au contraire... J'ai plutôt des souvenirs de souffrance physique, notamment au bout des doigts de ma main gauche, cruellement cisaillés par les cordes d'acier... Que dire alors de l'extrême douceur de chaque touche du clavier ! Le son ainsi crée est une véritable caresse sensuelle modulable selon les envies.
J'ai alors compris que l'apparente simplicité de la bête cache une forêt d'émotions prêtes à éclore sous les doigts du jardinier musicien. Je laisse courir les miens sans partition, sans entrave, tranquillement. Les notes qui s'envolent sont autant de papillons qui me chatouillent l'esprit et apaisent le flux épuisant des aigreurs du jour. Et c'est bon...Tout simplement.