Un appétit féroce.
Je ne sais pas pour vous, mais moi, j'ai parfois l'impression de m'enliser. Oh, pas beaucoup, juste un peu. La quête des profondeurs, très peu pour moi ! La première fois, c'était un jour ordinaire, un de ceux qu'on aligne avec soin en tirant la langue sur le côté. Je cheminais tranquillement à travers les différentes pièces de la maison. Je trouvais dans chacune d'elles une bricole à faire : corriger l'alignement des coussins pour les caler sur l'orbite de Neptune, refermer mon dictionnaire des citations avant qu'elles ne s'envolent, sans oublier d'en corner la page active, ou encore secouer les rideaux pour en libérer la poussière. Des petits riens bien ordinaires, de ces gestes qu'on effectue machinalement jour après jour, année après année, dans ce domicile qu'on a théoriquement élu pour la vie.
J'allais continuer mon errance quand soudain, ma charentaise gauche a refusé de me suivre. Mon pied a décollé sans elle... Emportée par l'élan, je me suis emmêlée les pinceaux et me suis retrouvée à plat ventre sur le carrelage. Sauf que mes carreaux, ils avaient une texture de montre à la Dali. J'ai commencé à m'enfoncer dans le sol. Mes doigts avaient presque disparu quand j'ai commencé à crier. Ma fille a descendu l'escalier en trombe pour constater que sa mère était à demi ensevelie dans la dalle de béton.
"Ne descends pas sur le carrelage, il est devenu fou ! lui ai-je hurlé. Tu vas me promettre de ne pas prendre de risque, ok ?
- Que puis-je faire pour t'aider ? s'est-elle enquis.
- Je ne sais pas, sois créative, pour une fois ! "
J'étais un poil énervée. Mes genoux sombraient peu à peu à leur tour. J'avais le choix entre le désespoir et la combativité.
- Lance-moi une corde ! lui ai-je crié avec difficulté, car le sol commençait à enserrer ma poitrine.
- Une corde ? a-t-elle protesté. Et je la trouve où, si je ne peux pas descendre au garage en chercher une ?
- Fabriques-en une avec des draps !
Elle est remontée en un éclair vers les chambres, et deux minutes plus tard, est revenue me lancer un long tas de tissu... Il était temps ! Mon visage affleurait à peine à la surface du sol... J'en ai saisi l'extrémité, et ai réussi à m'extirper du gosier de ma maison. Enfin en sécurité sur les marches d'escalier, j'ai observé d'un oeil critique l'assemblage hétéroclite de taies d'oreillers et de draps qu'elle avait eu la gentillesse de nouer en un temps record. J'ai grogné un peu dans mon fort intérieur. Ma préférence aurait quand même été qu'elle n'utilise pas mes draps en satin bleu... Mais il y avait plus urgent à gérer.
" Maroufle ! ai-je braillé à la maison redevenue de marbre. C'est comme ça que tu me remercies pour toutes les années passées à te nettoyer, te décorer, te réchauffer ? Tu es comme les autres, tu ne nous mérites pas. On va te quitter, tu sais ? On va te laisser te décrépir seule. Tu l'auras bien cherché !"
Et voilà comment une fois de plus, nous avons dû déménager. Aucune de nos maisons ne nous a jamais permis de rester au-delà de cinq ans. Elles ont toutes tenté de nous dévorer quand le point de routine commençait à s'installer et à ronronner. Au début, cela me traumatisait. Mais un jour, j'ai compris que repartir à zéro régulièrement m'aidait à survivre. Et aujourd'hui, je me dis que la prochaine fois, je n'attendrais pas cinq ans avant de redémarrer ma vie ailleurs. Pas question de laisser les habitudes m'enliser une fois de plus !
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Ce texte est écrit selon la consigne d'Olivia.
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