Dialogue avec mon aspirateur
L'autre jour, alors que je m'escrimais à traquer les moutons sous les meubles, je suis tombée sur un boudin textile oublié. Il avait roulé sous la commode un jour de grand vent, à moins qu'un coup de pied judicieusement placé ne l'ait propulsé ici. Je ne le saurai jamais.
Des souvenirs émus sont remontés. Ou plus justement : j'aurais aimé que des réminiscences joyeuses soient associées à cette redécouverte tubulaire. C'est en effet à cela que j'avais aspiré lorsque, sortant du confinement, je l'avais acheté chez Dédé. J'avais la vision de pique-niques champêtres, avec force sandwiches et salades raffinées que nous aurions partagés dans une saine ambiance familiale libérée des contingences masquérielles.
Mais il aurait fallu pour cela que mes colocataires éprouvent comme moi cet instinct impérieux de renouer avec la nature. Hélas, celle-ci n'étant synonyme pour eux que d'éternuements et de sifflements non ornithologiques, j'ai dû enrouler mes envies et les envoyer paître avec les ovins sous le premier meuble qui m'est tombé sous la charentaise.
Le temps a remisé le tapis à l'arrière-plan de mes préoccupations, jusqu'à ce jour où Marcel - mon aspirateur - l'a exhumé de la poussière à sa façon un peu gourmande.
" Mais lâche-le donc ! l'ai-je houspillé alors qu'il peinait à l'avaler en entier comme un boa affamé.
- Grompfff ! a-t-il répliqué sans appel.
- C'est pas ce que tu crois, ai-je soupiré en retour. Si tu savais...
- Broumvfrtttttx...
- Tais-toi, tu me fais mal, là...
Je lui ai coupé le circuit. Que pouvais-je espérer de la part d'un aspirateur ? Aucune compassion, le degré zéro niveau empathie. Il aurait mérité que je lui vide son sac. Je n'en ai pas eu la force. Je me suis imaginée, mangeant mon sandwich jambon-beurre sur mon tapis, seule comme une conne au bord d'une rivière en crue, tandis que mes colocs vautrés devant leurs écrans siroteraient des inutilités en bavant un peu.
- Arrête !
Je me suis retournée d'un bloc. Marcel me regardait de toutes ses diodes.
- Tu es éteint, tu ne peux pas parler, dis-je dans un sursaut de lucidité.
- Ouaip, tu as raison. Je ne parle pas, je communique directement avec ton cerveau par télépathie.
- Ah, je suis rassurée, là ! Où est le téléphone ? C'est quoi déjà, le numéro des urgences ?
- Stop, je te dis ! Fais preuve de stoïcisme ! Tu peux transformer ton désastreux pique-nique solitaire en pure opportunité de te retrouver en tête-à-tête avec toi-même ! Refaire le monde en circuit fermé ! Elaborer des solutions au réchauffement climatique dont toi seule as le secret ! Résoudre la plupart des conflits armés ! Tout ça d'un claquement de doigts, sans témoin ! La classe, non ?
- Un claquement de neurones, oui !
C'en était trop pour moi. Je l'ai débranché pour de bon. Il s'est enfin tu. J'ai pris mon rouleau déplié.
J'on a joué à Casper le fantôme en me poursuivant dans l'escalier. J'on s'est amusé comme des petits... non, passons !
Puis j'on a décidé de me téléporter à Hawaï pour surfer sur une vague tellement géante que j'on a disparu corps et âme pendant une subliminute.
Au bout du tunnel, j'on a distingué les tourelles d'un château plutôt fort de survivre en milieu maritime. J'on a accosté doucement, accroché mon frêle esquif aux roseaux du pont-levis. La herse s'est relevée devant un étrange personnage tout en rondeurs.
- Tenez, a-t-il dit. Prenez les clefs du cachot et libérez-les toutes !
Il s'est évaporé dans la brume aussi sec. J'ai introduit la clé dans l'élastique du tapis, et elles sont toutes parties. Toutes, sans exception. Les pensées tristes, les pensées concrètes, et aussi celles qui rôdaient sans but, prêtes à bondir sur une place vacante. Et ça a tout de suite été mieux. Marcel est redevenu l'objet utilitaire du quotidien, silencieux et bien rangé le long du mur.
J'on a bien ri, quand même !