Inertie
De plus en plus, je suis amenée à recevoir des gens épuisés, laminés par leurs conditions de travail, et que n'arrange pas une vie de famille rapiécée. Je les vois arriver, au bout de leur rouleau. Ils échouent leur fatigue sur le bureau en l'inondant de larmes qu'ils ne comprennent pas. Comment leurs yeux pourraient-ils contenir autant d'eau? Pourtant, c'est logique, à y bien réfléchir. L'eau n'a jamais ranimé le feu, et leur flamme à eux a été noyée par des torrents de contraintes qu'ils ne réussissent plus à assumer.
Marie est de ces gens-là. A bientôt 45 ans, elle a brillamment réussi à s'imposer en tant qu'ingénieur dans un aquarium de requins cravatés au brushing survitaminé. Elle a tout donné à son travail, restant tard le soir, travaillant ses dossiers le week-end à la maison en ignorant le sens du mot vacances. Elle a juste, mais alors tout juste, trouvé le temps d'épouser son N+1 et de programmer deux enfants, qu'elle a expédié au monde en deux temps trois mouvements, avant de les confier en alternance à ses parents et à des assistantes maternelles dévouées, sans oublier quelques baby sitters de temps en temps. Bref, une wonderwoman épanouie à qui tout réussit.
Sauf qu'elle est là, devant moi, en train de lâcher les vannes, en s'excusant au moins mille fois de paraître si faible, elle qui vit au pays des poker faces où toute émotion est interprétée comme une faiblesse. Tout allait bien, mais depuis cette trachéite du mois dernier, rien ne va plus. Plus d'énergie, envie de rien, le syndrome du mouchoir à la moindre contrariété, une irritabilité le soir contre les enfants, la libido en peau de chagrin, etc... Bref, elle ne se reconnaît plus. Je m'enquiers de ses conditions de travail, de vie familiale, lui demande si des choses ont changé récemment. Non, rien que cette maudite infection qui a tout perturbé. Bon, je vous la fais courte, mais j'ai vite compris que les 70h de boulot hebdomadaire sans repos réel pendant les vacances ou les we n'y étaient pas étrangères. Je suis un vrai Sherlock, quand je m'y mets. Quand j'ai émis cette hypothèse, elle m'a assuré que non, ce n'était pas ça, il n'y avait aucune raison que ça vienne de là, elle avait toujours réussi à bosser comme une brute sans que cela pose le moindre souci.
Sauf que là, il y avait eu ce grain de sable salutaire, cette banale infection hivernale, qui lui a révélé l'étendue des dégats. Qui lui a bouffé les dernières réserves d'énergie sur lesquelles elle tenait. Je lui ai proposé un arrêt de travail. "Comment?", m'a-t-elle sorti, les yeux exorbités, comme si je venais de lui faire une proposition indécente. "Mais c'est impossible! J'ai douze dossiers en cours, je dois en présenter un lundi, j'ai un RV hyper important à Paris la semaine prochaine". Bon. J'ai recentré le débat sur son sommeil: mauvais. Son appétit: inexistant. Des idées noires? "Oui, ça vient de temps en temps, maintenant que vous me le faites remarquer". Heureusement, rien de précis pour l'instant, juste des flashes, mais à ne surtout pas négliger.
Je martèle une fois de plus qu'un arrêt me semble salutaire, que je l'arrêterais bien un mois d'emblée, mais qu'une semaine déjà, ce serait mieux que rien. Je sais ce que je fais; les épuisés du travail n'acceptent jamais de tout stopper si longtemps, alors que c'est un minimum. Ils acceptent la semaine, en se disant que ça ira mieux et que tout rentrera dans l'ordre. Je ne les détrompe pas, puisque je les reverrai pour les prolonger. C'est toujours comme ça. Je lui explique que cette semaine ne va pas être de tout repos, car elle risque de tout décompenser et d'avoir encore moins d'énergie, de dormir encore moins bien, bref, d'aller encore plus mal. Son cerveau qui roule à toute berzingue va continuer à travailler en roue libre, car il ne pourra pas s'arrêter net. Je lui conseille de se tenir à distance de ses mails et de son téléphone professionnels, tout en sachant qu'elle n'y arrivera sans doute pas. C'est dur, de tout lâcher d'un coup.
Je n'ai pas fait de statistiques, parce que je déteste les chiffres, mais je dirais qu'ils sont environ 80 % à revenir la semaine suivante. Ils me disent que c'est incroyable, mais que j'avais raison, que ça ne va pas du tout mieux. Ben tiens! Et qu'ils sont ok pour prendre un ticket supplémentaire. Très souvent, ils acceptent les 3 semaines suivantes sans broncher. Ensuite, on discute. Parce que faut pas croire, mais cet arrêt, c'est un véritable tsunami dans leur vie. Il vient remettre en cause 10, 15, 20 ans de fonctionnement. Parfois leur vie entière, ses bases, tout ça. Des fois, on remonte à des histoires familiales pas croyables. Mais ça, ce n'est pas mon job. C'est celui du psychologue, qui va les remettre en selle, les faire s'interroger sur le sens de leur vie, rien de moins. Et parfois les guider vers un changement de travail, d'orientation. Cet arrêt peut être une parenthèse positive si on réussit à s'en saisir, si on est en état de le faire. Certains n'ont pas le choix, je pense notamment aux parents isolés avec enfant(s) à charge. Pas simple de prendre du temps pour soi dans ce cas.
Le tout, dans ces histoires de vie, est de rester à l'écoute du corps, de ne pas méconnaître ses appels du pied, et de s'arrêter à temps. Moi, en gros, je ne fais que signer un bout de papier, mais ça peut tout changer, parfois. C'est le pouvoir des mots.